Transposer sur scène Le Déclin de l’empire américain est audacieux. Un pari fou pour un film culte qui a marqué des générations. Mais l’adapter au théâtre est un aussi un moyen d’actualiser cette œuvre des années 80. Après plus de trente ans, il était même peut-être temps de s’attaquer à ce monstre sacré. Patrice Dubois et Alain Farah ont donc tenté l’impossible : ancrer dans le présent ce classique québécois. Assumer cet héritage n’est pas sans risque. On se heurte fatalement aux comparaisons et aux attentes des adeptes de la première heure du film d’Arcand.
Cette nouvelle mouture aurait ainsi pu sombrer dans la caricature de son digne prédécesseur. Les planches donnent heureusement un second souffle au Déclin de l’empire américain. On a conservé l’âme du long métrage tout en procédant à sa relecture. L’histoire reste sensiblement la même. L’espace d’une fin de semaine, on retrouve un groupe d’intellectuels. Avant leurs retrouvailles, chacun vaque à ses occupations. Au chalet, les hommes préparent le repas et se vantent de leurs infidélités. Les femmes, au yoga, parlent de leurs désirs et fantasmes. Ce groupe d’amis s’enivre de plaisirs terrestres en occultant tout le reste.
Le déclin des sentiments
Dans Le Déclin de l’empire américain, chaque séquence frappe le spectateur. À commencer par l’ouverture pour le moins surréaliste. D’un côté, on suit un professeur de littérature (Bruno Marcil) en pleine séance de masturbation dans un salon de massage (faux pénis à l’appui). De l’autre, l’entrevue pointue d’une historienne (Marie-Hélène Thibault) totalement décalée. Le ton est donné pour le reste du spectacle. Dans un style incisif, les personnages s’affrontent dans un chassé-croisé verbal où tous les coups sont permis. Une réplique résume d’ailleurs assez bien leur interaction : « (…) le mensonge, c’est la base de la vie amoureuse. »
L’amour est ici perçu comme une guerre de territoire, un rapport de forces entre les sexes. Patrice Dubois et Bruno Marcil sont des fauves avides de jouissances. Dany Boudreault, un prédateur en quête d’un amant perpétuel. Les femmes ne sont pas en reste. Elles exposent leur sexualité sans tabou ni pudeur. Sandrine Bisson est une adepte du sadomasochisme, et Marie-Hélène Thibault a tout de la croqueuse d’hommes. Quant à Eveline Gélinas, Marilyn Castonguay, Simon Lacroix et Alexandre Goyette, ils complètent cette brillante distribution dans des rôles tout aussi déjantés.
Le succès de la pièce tient d’ailleurs à son effet choral. Chacun comédien interprète son personnage avec conviction où les répliques sont affutées comme des lames de rasoir. Le texte décèle alors leurs faussetés, leurs égoïsmes et leurs lâchetés qui nous font rire, mais aussi réfléchir. Car sous son apparente légèreté, Le Déclin de l’empire américain est une satire sociale qui aborde des sujets actuels (réseaux sociaux, tinder, attentats, politique, minorités, sida, etc.).
La version de Patrice Dubois et Alain Farah prend en cela ses distances vis-à-vis de son modèle, puisqu’elle ouvre de nouvelles perspectives. Leurs personnages sont profondément imparfaits, mais c’est ce qui les rend si attachants. Et à l’ère de l’hypertout (sexualisation, communication et médiatisation) on n’a aucun mal à se projeter dans leur intimité. Leur quotidien n’est pas si éloigné du nôtre, et leur parcours trouve un écho dans notre propre histoire. Au théâtre, Le Déclin de l’empire américain est plus mordant que jamais. Au-delà du simple hommage, c’est une version enrichie qui gagne en maturité. Une mascarade encore bien de notre temps.
Théâtre Espace Go jusqu’au 1er avril (+ supplémentaires)
D’après le scénario de Denys Arcand
Texte : Alain Farah et Patrice Dubois
Mise en scène : Patrice Dubois
Avec Sandrine Bisson, Dany Boudreault, Marilyn Castonguay, Patrice Dubois, Éveline Gélinas, Alexandre Goyette, Simon Lacroix, Bruno Marcil et Marie-Hélène Thibault